« Qui domine l’intelligence artificielle dominera le monde. » Vu que le développement de l’intelligence artificielle devient crucial pour le pouvoir des États, l’Europe semble presque comme David contre les deux leaders de l’IA, les États-Unis et la Chine. Les deux géants étant les leaders mondiaux en matière de développement technologique dans ce domaine, la question d’un nouvel ordre mondial se pose. Alors que ces deux géants imposent leur vision du futur, l’Europe, héritière d’un riche passé technologique et industriel, se retrouve face à un défi de taille : comment concilier son leadership historique avec ses valeurs démocratiques pour ne pas se laisser distancer dans cette course mondiale ?

Toutefois, il semble qu’il y ait un décalage important entre les attentes des Européens concernant leur rôle dans la révolution de l’IA et ce qui est réellement fait pour concurrencer les Chinois et les Américains. L’idée que l’Europe réglemente, mais ne peut pas innover, paraît être un poncif, mais contient pourtant une grande part de vérité. Jusqu’à présent, l’Union européenne s’est davantage contentée d’observer l’innovation plutôt que de soutenir la sienne, mais face à la technocratie américaine d’un côté et au modèle chinois de centralisation et de surveillance de masse de l’autre, elle doit désormais réfléchir à la manière dont elle veut se positionner tout en restant fidèle à ses valeurs démocratiques. Selon Erik Brynjolfsson, directeur de l’initiative du MIT sur l’économie numérique, les dix prochaines années seront décisives dans la manière dont l’IA sera façonnée et, à son tour, dans la manière dont elle façonnera le monde.

La course mondiale pour la suprématie est lancée : les Européens vont-ils seulement regarder le train passer ?

La réglementation dans ce domaine est particulièrement difficile, car il s’agit de trouver un équilibre entre le présent et le futur. En outre, on peut affirmer que le rythme de l’innovation est plus élevé. Cela ne signifie pas nécessairement un nombre plus élevé d’innovations dans un laps de temps plus court, mais une mise en œuvre plus rapide. Si la réglementation peut parfois être un puissant stimulant pour l’innovation, les dirigeants politiques doivent veiller à ne pas en faire trop. Cela s’applique à la fois à la protection des données et à la création d’un environnement commercial stimulant. Alors que les entreprises américaines sont actuellement en mesure d’exploiter l’environnement réglementaire laxiste de leur pays, les entreprises européennes luttent pour obtenir les données nécessaires à l’amélioration de leurs objectifs technologiques. Cette situation a également fait l’objet de critiques dans le cercle des fonctionnaires de l’UE.  La commissaire européenne chargée de la recherche et de l’innovation, Mme Máire Geoghegan-Quinn, a parlé d’une « urgence en matière d’innovation » et de l’absence d’un « écosystème » propice à l’esprit d’entreprise.

La loi européenne sur l’IA, adoptée en 2024, est donc une arme à double tranchant, car elle est principalement basée sur l’expérience passée plutôt que sur l’anticipation future. Elle pourrait ainsi donner un faux sentiment de sécurité en protégeant l’Europe contre des menaces qui n’auront plus lieu d’être dans les cinq prochaines années. La question se pose donc de savoir si l’autorégulation est la solution. Si les implications politiques ne sont pas la première préoccupation des investisseurs, le marché et ses conditions actuellement favorables à l’IA le sont. Le secteur de l’IA générative, par exemple, représente aujourd’hui 35 % du financement de l’IA en Europe, alors que sa part de marché était seulement de 5 % l’année dernière. Certains craignent que l’esprit de compétition qui anime les innovateurs de la tech ne les conduise à concevoir des technologies qui deviendraient incontrôlables. Mais la vérité est qu’elles le sont déjà. Avec la protection des données au premier plan des esprits européens, nous risquons de perdre complètement le contrôle.

Mais il y a de bonnes nouvelles en ce qui concerne l’IA européenne. Le service de données Pitchbook a déterminé qu’il y a maintenant 23 licornes actives dans le domaine de l’IA en Europe. C’est encore relativement peu par rapport aux 142 startups américaines, mais il faut garder à l’esprit que toutes les startups ne sont pas vouées au succès, indépendamment de la géographie ou de l’investissement. La France, l’Allemagne et le Royaume-Uni soutiennent activement le développement de l’IA européenne. Des entreprises comme Mistral en France ou Aleph Alpha en Allemagne sont considérées comme les nouveaux porteurs d’espoir. Surtout la Suède, avec ses centres de stockage de données déjà structurés pour le partage de données, attire également les investisseurs. Ces nouveaux hubs pour l’IA sont prometteurs, non seulement en matière de technologie, mais aussi par leur prise en compte des enjeux écologiques et sociétaux, qui découlent inévitablement du développement des nouveaux systèmes. Par ailleurs, le projet LUMI constitue un premier pas vers une coopération européenne avec la Finlande, la Belgique, la République tchèque, le Danemark, l’Estonie, l’Islande, la Norvège, la Pologne, la Suède et la Suisse impliqués dans le développement de ce supercalculateur. Bien que la coopération entre les pays européens puisse être améliorée, ces efforts montrent que lorsque les Européens se mettent d’accord, de grandes choses en résultent. 

Il ne s’agit pas seulement d’injecter des ressources massives dans l’industrie de l’IA, mais aussi d’identifier plus clairement les problèmes auxquels notre industrie doit faire face en matière de solutions d’IA. Trouver un créneau au lieu d’essayer de dépasser les États-Unis et la Chine semble être la voie à suivre. L’Europe doit également s’appuyer sur les idées reçues pour construire un deuxième marché optimisé. Ce qui est formidable, c’est que l’IA n’est plus une nouveauté : nous n’avons pas besoin d’inventer la roue, il s’agit plutôt de remanier ce qui existe déjà.

Au regard de la situation actuelle, l’avenir n’est pas rose pour l’Europe. Mais la dernière chose dont cette institution politique a besoin, c’est d’une division interne et de critiques soulignant toutes les erreurs commises dans le passé. Si l’Europe veut avoir son mot à dire sur la manière dont l’avenir doit se dessiner, elle a besoin d’une perspective orientée vers l’avenir. Il s’agit notamment du soutien actif des entreprises, que ce soit en termes d’investissement, d’environnement commercial et de réglementation, mais aussi, et peut-être surtout, d’un changement de l’opinion publique. David a pu gagner, l’Europe le peut aussi.

Written by Astrid Steinöcker, Edited by Sarah Pavlis. 

Photo Credit: Tara Winstead (uploaded May 17, 2021) on pexels.