Né de l’Affaire Dreyfus et du célèbre « J’accuse ! » de l’écrivain Emile Zola, le terme « intellectuel » n’a cessé de fasciner l’opinion publique aussi bien que la scène littéraire française. L’intellectuel, que l’on pourrait définir par ses dispositions pour les activités de l’esprit – qu’il soit philosophe, historien ou sociologue – est appelé à s’engager dans la sphère publique et à y livrer son analyse de l’actualité.

Force est de constater que ceux que l’on se plaît à qualifier d’intellectuels occupent aujourd’hui encore une place de choix dans l’espace public. Michel Onfray, Alain Finkelkraut ou Pascal Bruckner, pour ne citer qu’eux, sont presque omniprésents dans les médias grand public, friands de leurs interventions. Pourtant, quand les sujets sur lesquels ils s’attardent dépassent leur domaine de compétence, l’on est en droit de s’interroger quant à leur légitimité. C’est là ce qui caractérise l’intellectuel médiatique, si bien décrit par Bruckner lui-même : « celui qu’on convoque partout pour parler de n’importe quoi, donner son avis sur tout, sans assurance de son droit de parole sur le sujet ». Bruckner est toutefois, comme tant d’autres, le premier à se prêter au jeu des journalistes.

Bien que rarement reconnus par les universitaires, ces quelques élus rencontrent un réel succès dans l’opinion publique, particulièrement en temps de crise. Si les intellectuels médiatiques se sont précédemment distingués par leur appartenance à différents courants politiques, l’on ne peut que constater leur droitisation. Alors que la France fait face à un regain d’intérêt pour l’extrême droite, ils appellent sans relâche à un retour à la « Vieille France » et à un retranchement sur soi. Leur discours qui essentialise identité et culture légitime des réactions de peur et de haine, les exacerbe même. Et la sociologue Gisèle Sapiro d’avancer le facteur du vieillissement social. En effet, la scène médiatique intellectuelle n’a pas connu de réel renouvellement depuis l’apparition dans les années 1970 des nouveaux philosophes, ceux-là mêmes qui occupent encore l’espace médiatique aujourd’hui. Ces hommes ne seraient-ils pas les représentants d’une pensée unique ?

A quoi est dû ce manque éclatant d’alternative au sein de la sphère publique ? On pourrait arguer de la responsabilité des médias. Les formats proposés par les médias qu’on pourrait qualifier de grand public, tels que BFMTV, ITELE, privilégient la brièveté de l’information, au point que l’on ne retiendra d’une interview qu’une ou deux phrases vidées de leur sens, rabaissées au rang de punchlines. Ces phrases, une fois exprimées, échappent au contrôle de ceux qui les énoncent. Les médias s’empressent de les relayer. Devenant autonomes, elles fabriquent, seules, leur teneur polémique, avec la complicité de journalistes les décontextualisant à plaisir. A cela s’ajoute la multiplication des questions, ne laissant que peu voire pas de temps à la personne interrogée pour formuler une réponse préalablement murie. Par ailleurs, ces médias semblent fonder leur approche journalistique sur le postulat que le public serait incapable de comprendre une information qui ne soit point mâchée, réduite, simplifiée au point d’en perdre tout sens.

Cette façon qu’ont les médias de traiter l’information a de quoi effrayer les penseurs. Etre médiatisé, intervenir publiquement, reviendrait à trahir ses idées et sa pensée, pire encore : se déshonorer ! Ce silence, presque coupable, n’arrange en rien la pauvreté du dialogue entre médias et intellectuels. Le reproche qui pourrait leur être adressé n’est pas nouveau, celui du philosophe enfermé dans sa tour d’ivoire, sous prétexte que la vie pratique n’est pas son domaine. Deleuze s’indignait déjà que le penseur, ce « théoricien », ne fasse pas jouir le public de son savoir. « Il faut que ça serve », déclarait-il, dans un entretien avec Michel Foucault. Ce dernier regrettait quant à lui que des spécialistes soient invités à parler de tout, les incitant à enrichir le dialogue intellectuel public d’analyses tournées vers leur domaine de prédilection pour y gagner « une conscience beaucoup plus concrète et immédiate des luttes ». Marielle Macé, chercheuse au CNRS, note une évolution depuis le temps où Sartre en appelait à l’engagement des intellectuels. Les années 1980 ont vu naître une lutte inédite entre un discours savant, universitaire, et une pensée intellectuelle tournée vers l’actualité. De cette crise ont émergé les intellectuels médiatiques actuels.

Ne conviendrait-il pas de recréer un espace médiatique propre à l’intervention des véritables penseurs ? On ne peut que s’indigner de la pauvreté de l’offre sur les chaînes d’information publiques, et le format des quelques émissions consacrées à la réflexion intellectuelle serait à revoir. Plutôt que de servir à l’opinion publique un discours prémâché, il semble indispensable de ménager un espace au sein duquel des intellectuels venus de tous horizons puissent énoncer un discours pertinent qui, sans être grossièrement vulgarisateur, serait accessible à tous. Cela paraît d’autant plus essentiel lorsque l’on observe les conséquences dramatiques que peut avoir le manque de réflexion dans les médias. L’absence de pensée critique et d’analyse facilite la manipulation politique, la simplification à l’extrême des problèmes et les amalgames auxquels la France se trouve confrontée, par un discours volontairement vague et creux.