Au cœur de l’actualité depuis le 24 février 2022, date de l’invasion de l’Ukraine par les forces russes, les rivalités entre puissances russes et occidentales se jouent aussi à plusieurs milliers de kilomètres de celles-ci, en Transcaucasie.

Transcaucasie: le poids historique de l’hégémonique voisin russe

La Transcaucasie, aussi appelée Caucase du Sud, est une région montagneuse bordée par la mer Caspienne à l’est, la Mer Noire à l’ouest, la Russie au nord, et la Turquie et l’Iran au sud. Frontière géographique naturelle entre l’Europe et l’Asie, elle est composée de trois pays: l’Arménie et la Géorgie, chrétiennes orthodoxes et considérées comme faisant historiquement et culturellement partie de l’Europe, et l’Azerbaïdjan, pays à majorité chiite et de culture turque.

De l’arrivée des forces russes dans le Caucase au début du XVIIIème siècle à l’intégration des trois États transcaucasiens à l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) entre 1920 et 1921, jusqu’à sa dislocation en 1991, l’histoire de la région est fortement marquée par la domination du voisin russe. Dans les jours qui précèdent le démantèlement de l’URSS, faisant suite à l’indépendance des républiques qui la composent, la république socialiste fédérative soviétique de Russie annonce la création de la Communauté des États Indépendants (CEI). Cette-dernière, souvent considérée comme la successeure de l’URSS, a notamment pour rôle d’assurer le maintien des relations politiques, économiques et culturelles entre les anciens pays membres de l’URSS. De fait, elle sert les intérêts de la Russie, puissance centrale et instigatrice, plus que ceux de ses autres membres. Mais la CEI, « coquille vide » dépourvue de personnalité juridique, ne permet pas à la Russie d’assurer le contrôle complet de son étranger proche, en témoigne l’échec du traité de sécurité collective (qui deviendra l’Organisation du traité de sécurité collective en 2002) dans le Caucase du Sud.

L’échec de l’Organisation du traité de sécurité collective (l’OTSC)

Censé favoriser l’intégration militaire des États membres de la CEI après la dissolution du Pacte de Varsovie, le traité de sécurité collective, d’abord signé par les trois pays, se retrouve amputé de la présence de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan à partir de 1999. Les deux états lui préfèrent alors le GUAM, organisation pour la démocratie et le développement pro-occidentale créée en 2001, soucieux de se protéger des ingérences russes dans les conflits qui secouent les régions sécessionnistes d’Abkhazie, d’Ossétie du Sud et du Haut-Karabagh. Ce pivot vers l’Occident, opéré par les deux pays dès leur accession à l’indépendance, n’a cessé de se confirmer, et s’est même accéléré depuis le début de la guerre en Ukraine. La Géorgie craignant un scénario similaire à celui de 2008, année où elle avait été envahie par la Russie, a officiellement fait sa demande d’adhésion à l’Union européenne le 3 mars dernier. De son côté, l’Azerbaïdjan a pu tirer bénéfice de la détérioration des relations entre l’Union européenne et la Russie, en signant en juillet dernier des accords gaziers avec les Européens, leur assurant une réduction de leur dépendance au gaz russe.

L’OTSC s’est néanmoins avérée être un cadre propice au renforcement des relations entre la Russie et l’Arménie, aujourd’hui considérée comme le premier partenaire de Moscou dans la région. Le rôle central de la Russie au sein de l’OTSC la soumet cependant à une dualité: renforcée par son importante capacité d’influence, le poids des responsabilités que celle-ci suppose la fragilise. Le retour des affrontements entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie autour de la région du Haut-Karabagh en septembre 2022 en est la parfaite illustration. Le conflit a contribué à mettre en lumière les failles de l’Organisation du traité de sécurité collective, et à travers elle, celles de la politique étrangère de la Russie, qui, les mains prises en Ukraine, peine à honorer son rôle traditionnel de médiateur dans le sud du Caucase. Depuis sa victoire dans la guerre du Haut-Karabagh qui l’opposait à l’Arménie en 2020, l’Azerbaïdjan n’a cessé de s’affirmer, soutenu par la Turquie et favorisé par les accords gaziers passés avec l’Union Européenne en juillet dernier. Conformément à l’article 4 de l’OTSC, équivalent de l’article 5 du traité de l’OTAN, le premier ministre arménien Nikol Pachinian a officiellement formulé une demande d’assistance auprès de la Russie, laquelle a refusé, se contentant de l’envoi d’une mission d’observation. Une réponse favorable à cette demande d’assistance entraînerait de fait l’élargissement du conflit à la Russie, ce que celle-ci, liée économiquement à l’Azerbaïdjan, refuse. L’alliance scellée entre la Russie et l’Arménie dans le cadre de son adhésion à l’OTSC entre en collision avec la volonté russe de ménager le partenaire azerbaïdjanais et contraint Moscou à un périlleux jeu d’équilibriste. Lasse de la passivité de son plus grand allié, l’Arménie se tourne désormais davantage vers l’Occident, où elle peut compter sur l’appui d’une influente diaspora. Faisant notamment suite aux manifestations ayant pris place à Erevan et réclamant la sortie de l’OTSC, le premier ministre arménien a, le 30 septembre dernier, déclaré envisager le retrait de son pays de l’OTSC. Cette dépendance vis-à-vis de la Russie devient même – dans le contexte de guerre en Ukraine – dangereuse, le pays craignant de se retrouver « du mauvais côté de l’Histoire ».

La diplomatie religieuse et culturelle russe: un outil fédérateur contre l’Occident

En dépit des échecs essuyés par l’OTSC et du rapprochement progressif des États transcaucasiens avec l’Occident, le gouvernement russe a su se doter d’un important dispositif de diplomatie publique. Pour accompagner sa mise en œuvre, le Kremlin peut compter sur l’Eglise orthodoxe russe. En s’avançant sur le terrain des idées politiques et morales, Moscou cherche à contrebalancer l’influence grandissante des puissances occidentales. Le tournant conservateur entrepris par Vladimir Poutine au début de son troisième mandat se caractérise par la promotion d’un corpus de valeurs conservatrices, traditionnelles et patriotes, valeurs qui auraient été abandonnées par l’Occident. Si le conservatisme russe marque profondément la politique intérieure du pays, il a avant tout vocation à être exporté. « Ciment symbolique et moral à l’intérieur et (…) puissance de promotion irremplaçable à l’extérieur », d’après les termes du théologien orthodoxe et historien Jean-François Colosimo, l’Eglise orthodoxe russe a vu ses liens avec le pouvoir politique s’institutionnaliser depuis la chute de l’URSS et est désormais pleinement intégrée à l’arsenal diplomatique du pays. C’est en s’appuyant sur son Eglise que la Russie tente par exemple de rassembler la Géorgie orthodoxe contre la « décadence » de l’Occident, qui se matérialiserait entre-autres par la légalisation du mariage homosexuel. L’Eglise orthodoxe géorgienne, liée à l’Eglise russe, représente pour une partie de la population du pays le dernier rempart contre le renversement de ses traditions. Bénéficiant d’une aura importante auprès de l’opinion publique, elle exerce également une forte influence sur le pouvoir politique, pesant notamment contre l’élection de candidats pro-occidentaux, comme ce fut le cas lors des élections législatives de 2012.

Pour accompagner la mise en œuvre de sa diplomatie publique, l’État russe a annoncé en 2008 et 2009 la création de deux organisations à caractère culturel: Ruskkiymir et Rossotrudnicestvo. C’est aussi par la langue que la Russie maintient sa présence dans les pays transcaucasiens. Ainsi, les centres Rossotrudnicestvo s’efforcent, à travers leur travail de diffusion de la culture et de la langue russe et la promotion d’échanges universitaires, d’enrayer la chute du nombre de russophones, à plus forte raison dans le monde post-soviétique. Quatre centres sont ainsi disséminés au sein de l’espace sud-caucasien: un à Erevan, un à Bakou, et un dans chacun des territoires séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, régions stratégiques car militairement occupées par la Russie depuis la guerre russo-géorgienne de 2008 et ayant le russe comme langue officielle.

Les centres de diffusion de la langue et de la culture russe sont aussi des vecteurs d’idées politiques et religieuses. Bien que Ruskiymir soit présentée comme une organisation non-gouvernementale, sa création par décret présidentiel, la présence majoritaire de responsables publics dans ses comités d’administrations ou encore la nomination de son président par Vladimir Poutine questionnent son statut. Cette ambivalence statutaire n’est pas le seul apanage de la Russie, la diplomatie culturelle contemporaine telle qu’elle est pratiquée par la majorité des pays reposant également sur cette ambiguïté. La Russie, à la différence et en opposition à la diplomatie culturelle occidentale, a quant à elle choisi de mettre son soft power au service de la diffusion de valeurs conservatrices, autour desquelles elle tente de rassembler les pays du Caucase du Sud.

Written by Adèle Obry; Edited by Emile Rieger

Photo Credit to Adèle Obry