Ce n’était ni les décennies de répression politique ni l’absence de liberté d’expression qui ont poussé les révoltes contre le régime de Moubarak – c’était la montée du prix du pain qui a rempli la place Tahrir en 2011. Malgré les violences policières et les menaces de torture par les agents du service secret – le fameux Mukhabaraat – les Égyptiens sont descendus dans les rues pour exprimer leur colère. Ils étaient unis par la volonté de faire tomber le régime, mais divisés quant à la solution à adopter : la révolution sans révolutionnaires.
C’est ensuite les Frères musulmans qui, enracinés dans la société égyptienne, ont remporté la victoire aux élections. Pareil qu’en Iran, où suite à la tombée du Shah, les revendications idéologiques des manifestants étaient vastes, mais peu d’entre eux ont réussi à convaincre une majorité de la population comme l’a fait le clergé. Bien que les socialistes étaient forts dans les centres urbains, ils avaient du mal à convaincre les habitants des régions rurales, traditionnellement plus conservateurs. En 2011, c’est l’utilisation des réseaux sociaux qui a changé la donne. En effet, cela a permis aux manifestants de s’unir, indépendamment de leur position géographique. L’absence d’un véritable leader du côté de l’opposition moderniste leur a couté coûtait cher et a ouvert la voie aux religieux. L’ascension au pouvoir de Morsi des Frères musulmans a perturbé les séculaires. Retour en arrière ? Oui, mais pas forcément par la voie religieuse… Le 3 juillet 2013, l’armée démet Morsi et le général Al-Sissi prend le pouvoir. À nouveau, un militaire gouverne. Peu de pays condamnent le coup d’état – surtout à l’ouest. En effet, beaucoup de responsables politiques se réjouissent que les islamistes aient été écartés. D’où il n’est guère surprenant que personne n’ait dénoncé les centaines d’exécutions successives des Frères musulmans dans les semaines suivantes. La répression des islamistes sous Sissi a pris une dimension que l’Égypte n’avait plus vécue depuis Nasser.
Démocratie à l’égyptienne
Une décennie plus tard, Al-Sissi est toujours au pouvoir. Aux élections présidentielles de 2018, il a même réussi à convaincre 97% de la population. En effet, à l’approche des élections, cinq candidats ont retiré leur candidature et le dernier opposant supportait ouvertement Al Sissi – la démocratie à l’égyptienne. À l’ouest on se soucie peu des élections corrompues tant que les intérêts occidentaux sont défendus comme le canal de Suez. Ce dernier relie la mer Rouge à la Méditerranée et est donc la principale route maritime pour tout échange entre l’Asie, le Moyen Orient et l’Europe. L’Égypte peu intéressante en matière de ressources constitue un bastion de stabilité importante dans une région tumultueuse. Le pays arabe le plus peuplé est encerclé de crises. À l’ouest, la Libye divisé en trois ne se stabilise pas depuis l’élimination de Mouammar Kadhafi. Au sud, le Soudan, en pleine transition politique, fait face à des émeutes populaires continues et se dispute avec l’Éthiopie sur les droits d’utilisation des eaux du Nil. En plus, le Sinaï comme le Sahel sont empestés de groupes islamistes radicaux. Paradoxalement, ce sont bien ces facteurs-là desquels Al-Sissi profite. D’un côté, il reçoit le support de l’ouest qui vise à préserver la stabilité dans la région. De l’autre côté, il renforce sa légitimité en Égypte en assurant la sécurité nationale. En lançant des projets mégalomanes comme la plus grande centrale nucléaire d’Afrique, la plus grande ferme de poissons au Moyen Orient, ou un deuxième canal de Suez, il essaye d’inscrire son nom dans l’histoire. Cependant, il n’atteindra jamais la popularité d’un Saddam Hussein voire d’un Gamel Abdel Nasser.
Donnez-leur de la brioche
En parallèle aux défis régionaux, l’Égypte fait aussi face à des défis domestiques. Une démographie croissante, des périodes de sécheresse affectant la production agricole domestique et une mauvaise gestion des ressources financières disponibles due à un manque d’investissements. L’Ukraine et la Russie sont les principaux fournisseurs de céréales de l’Égypte. Depuis l’éclatement de la guerre en Ukraine, les exportations ukrainiennes comme russes ont fortement baissés. Alors que l’Ukraine recense un niveau d’exportations très bas en raison de la guerre, la Russie a décidé d’arrêter ses exportations en réponse aux sanctions. Par conséquent, une flambée des prix d’aliments de base comme le pain et l’huile de cuisson est inévitable.
Un président préparé
Al-Sissi est bien conscient que son pouvoir est très fragile et qu’une nouvelle crise pourrait le renverser. Arrivé au pouvoir en gagnant le scrutin populaire, sa seule légitimité pour rester au pouvoir est de maintenir la situation en matière de sécurité nationale tout en gardant le coût de la vie abordable. Ainsi, en construisant une nouvelle capitale dans le désert, loin des quartiers populaires, il anticipe de nouvelles émeutes. Ce projet d’une ampleur sans précédent, doté d’instruments de surveillance dernier cri, est inaccessible pour les Égyptiens ordinaires. En outre, il a dépensé des milliards de dollars pour la modernisation de l’équipement militaire. Les principaux fournisseurs d’armes sont l’Allemagne et la France, qui semblent avoir peu d’égards quant aux violations des droits de l’homme commises par les forces de l’ordre. De plus, Al Sissi continue de reformer l’économie nationale autour du domaine militaire. Aujourd’hui, l’armée égyptienne est implantée dans les principaux secteurs économiques dans tout le pays. En effet, du béton jusqu’à la volaille, l’économie nationale est de plus en plus dépendante de l’armée. Cela profite à Al Sissi et ses proches, qui se remplissent les poches tandis qu’une grande part de la population vit dans la misère.
Répression politique, pauvreté, instabilité régionale – tous les ingrédients pour une nouvelle crise sont présents. La hausse des prix sera-t-elle l’étincelle qui fera éclater la situation ? Il est difficile d’estimer si le fondement politique et les précautions prises par Al Sissi sont suffisantes pour se maintenir au pouvoir. L’Égypte d’aujourd’hui est loin de sa grandeur de l’ère des pharaons, jadis les maîtres de l’orient. Des parades pompeuses comme « la parade dorée des pharaons » en avril 2021 est preuve qu’Al-Sissi n’en peut seulement rêver.
Written by Nesnahu; Edited by Henri Gasquet
Photo Credit to Nesnahu.